Radicaux libres

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Publié 22/10/2014 par François Bergeron

«On ne peut pas arrêter quelqu’un parce qu’il a des idées radicales.»

Merci au porte-parole policier québécois qui a rappelé ce principe fondamental, au cours de la conférence de presse où l’on apprenait que les autorités savaient que Martin «Ahmad» Rouleau rêvait de participer à la guerre aux côtés des islamistes en Syrie.

Rouleau, que des agents de la GRC avaient rencontré il y a quelques mois, et à qui on avait retiré son passeport quand il a cherché à prendre l’avion pour la Turquie (d’où on peut facilement gagner la Syrie), a été abattu par la police après avoir foncé au volant de sa voiture sur trois militaires, tuant l’un d’eux, Patrice Vincent, à Saint-Jean-sur-Richelieu ce lundi 20 octobre.

Des motivations semblables animaient Michael Zehaf-Bibeau (père libyen, musulman non pratiquant, mère franco-manitobaine), de Montréal, qui a tué le caporal Nathan Cirillo près du monument de la guerre à Ottawa, ce mercredi 22, avant d’attaquer le Parlement, blessant trois personnes. Il a été abattu par le sergent d’armes Kevin Vickers avant de pouvoir se livrer à un carnage parmi les députés et les fonctionnaires qui y travaillaient, en ce jour où le premier ministre devait (à Toronto) conférer la nationalité canadienne honorifique à la jeune Malala Yousafzai, prix Nobel de la Paix 2014.

Connu des policiers pour des petites affaires de drogue et de vol, Zehaf-Bibeau avait également des problèmes de santé mentale (Rouleau aussi, sûrement). Il a notamment vécu à Vancouver et s’était coupé de sa famille depuis plusieurs années.

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De quel droit Rouleau a-t-il été interdit de voyage, lui qui n’avait commis jusque-là aucun crime? Parce qu’il chantait la gloire d’Allah sur sa page Facebook? N’aurait-on pas dû, au contraire, le laisser partir se faire tuer en Syrie ou en Irak, comme plusieurs autres Occidentaux «radicalisés», dont quelques dizaines de Canadiens, enrôlés par l’organisation de l’État islamique? (Zehaf-Bibeau aussi, apparemment, voulait aller en Syrie, et avait entrepris des démarches pour obtenir un passeport.)

On comprend que ces jihadistes soient épinglés à leur éventuel retour au pays, mais il n’est pas souhaitable qu’on se mette à persécuter chez nous tous les jeunes qui manifestent soudainement un appui à l’ÉI, à Boko Haram ou à d’autres sectes nihilistes auprès de leurs proches ou dans les réseaux sociaux.

Ce serait déjà accorder une victoire à ces ennemis de nos libertés et de notre modernité. Ce serait trop d’honneur pour ces esprits lessivés minables que sont les meurtriers de Patrice Vincent et de Nathan Cirillo.

Il s’est trouvé des politiciens et des commentateurs professionnels, ces dernières heures, pour réclamer de telles arrestations préventives, sous prétexte que le Canada est officiellement en guerre contre l’État islamique. Critiquer la participation canadienne à l’opération militaire coordonnée par les États-Unis ou encourager l’ennemi relèverait alors de la «trahison».

Ce qu’on ne devrait pas perdre de vue, c’est que cette critique ou cet encouragement, comme l’expression d’autres idées controversées, restent protégés par la Charte canadienne des droits et libertés (chez nos voisins du Sud par le premier amendement de la Constitution, en Grande-Bretagne par la jurisprudence libérale…).

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Les libertés d’opinion et d’expression, comme d’association et de mouvement, sont des piliers de nos démocraties. Dans le monde moderne, ce n’est plus la religion qui est sacrée, c’est la liberté. Les superstitions encore vivaces et les dictatures encore nombreuses appartiennent néanmoins déjà au passé: ce sont des morts qui marchent.

C’est d’ailleurs entre autres pour que les populations d’Irak et de Syrie retrouvent une certaine mesure de liberté (à commencer par le droit à la vie…) que le Canada est impliqué dans cette guerre. Les attentats terroristes de Saint-Jean-sur-Richelieu et d’Ottawa nous fournissent l’occasion de réaffirmer ces valeurs.

Cela n’empêche pas nos corps policiers d’accroître leur surveillance des individus et des groupes les plus susceptibles de commettre des attentats, et bien sûr de tout faire pour contrecarrer leur action ou les intercepter.

D’ailleurs, la censure, la traque ostentatoire, la limitation des mouvements, la détention arbitraire de personnes considérées «extrémistes» discréditeraient notre système politique, généreraient encore plus de ressentiment et de haine, multipliant les suspects tout en les incitant à une plus grande prudence dans leurs communications et dans l’organisation de leurs méfaits.

Selon plusieurs reportages, Martin Rouleau était converti à l’Islam depuis avril 2013. Véritable caricature de jihadiste, il aurait dit à des amis qu’il souhaitait commettre un attentat pour «gagner le paradis».

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Ces conversions ont presque toujours un élément déclencheur. Ici, ce seraient les difficultés de son entreprise de nettoyage, dans laquelle il aurait «tout perdu».

Pour d’autres, ce sera un échec scolaire, la perte d’un emploi, une peine d’amour, la mort d’un être cher, une maladie, un séjour en prison… L’événement traumatisant coïncide avec une rencontre, réelle ou virtuelle, de quelqu’un ou quelque chose de complètement nouveau qui redonne un sens à l’existence: l’Islam, la Bible, Raël, Greenpeace, les carrés rouges, la monarchie…

Certaines de ces lubies ou de ces obsessions sont inoffensives, d’autres deviennent dangereuses pour le pratiquant et pour son entourage. Celles qui menacent toute la société sont qualifiées de «terroristes».

Il faut conserver un sens des proportions. On a interné des Ukrainiens pendant la Première Guerre mondiale et des Japonais pendant la Seconde. Si on avait pu interner des Canadiens-Français qui résistaient à la conscription, on l’aurait fait… Une telle ségrégation est impraticable (et immorale) dans le Canada multiculturel moderne.

On admet aujourd’hui que les conflits au Moyen-Orient ou ailleurs trouveront toujours des échos chez nous, car les Canadiens ont de la famille partout dans le monde.

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Des événements (rarissimes) comme ceux de cette semaine ne sont cependant plus le fait d’immigrants, mais bien de Canadiens français et anglais de souche convertis. L’immigration des personnes est désormais moins déterminante que celle des idées.

Auteur

  • François Bergeron

    Rédacteur en chef de l-express.ca. Plus de 40 ans d'expérience en journalisme et en édition de médias papier et web, en français et en anglais. Formation en sciences-politiques. Intéressé à toute l'actualité et aux grands enjeux modernes.

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