59 missiles, 59 explications

Une mère et son enfant qui a été exposé aux gaz. (Photo: l’ONG Syria Charity)
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Publié 11/04/2017 par François Bergeron

L’attaque chimique de mardi dernier, en Syrie, révolte encore une fois le monde civilisé, même le président américain Donald Trump. Sa riposte quasi-immédiate, une pluie de missiles sur une petite base aérienne, sert de multiples objectifs politiques et stratégiques. Tentons de voir d’où ça vient et où ça s’en va…

1 – En campagne électorale, Trump promet de ne plus intervenir aussi souvent que dans le passé dans les conflits étrangers qui n’affectent pas directement les États-Unis. Cet isolationnisme «libertarien» est minoritaire chez les Républicains, qui critiquent régulièrement la «faiblesse» de Barack Obama et des Démocrates sur la scène internationale. Plusieurs d’entre eux ont leur propre interprétation du slogan «Make America Great Again».

Épinglant autant George W. Bush qu’Hillary Clinton, Trump assure qu’il était opposé à l’invasion de l’Irak (2003), qui a déstabilisé toute la région et engendré Daesch, l’État islamique… qu’il promet cependant d’éliminer «rapidement». Il remarque aussi que c’est le chaos en Libye depuis le renversement du dictateur Mouammar Kadhafi (2011) par une coalition américano-européenne.

2 – L’élection de Trump, qui s’est toujours dit ouvert à un dialogue décomplexé avec la Russie de Vladimir Poutine, déchaîne les spéculations sur l’intervention de pirates informatiques à la solde de la Russie dans la campagne présidentielle américaine, pour nuire à Hillary Clinton.

3 – Fin mars, Trump confirme que le départ du président syrien Bachar al-Assad n’est plus une priorité pour les États-Unis. L’alternative est pire, analyse-t-on: la moitié de la Syrie est aux mains de «rebelles» proches d’al-Qaida ou de Daesch (rejoint par d’ex-militaires irakiens et qui occupe aussi une partie de l’Irak).

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Même si Trump affiche volontiers son mépris pour l’Iran, commanditaire du Hezbollah libanais et allié d’Assad, il ne s’oppose pas à ce que la Russie aide activement le régime syrien avec des soldats, des chars et des avions.

4 – Le 4 avril, l’aviation syrienne et/ou russe bombarde des positions rebelles à Idlib dans le Nord-Ouest de la Syrie, apparemment avec des engins neurotoxiques, possiblement du gaz sarin, tuant environ 80 personnes, dont une vingtaine d’enfants. Les photos, à la limite de ce qui est publiable, émeuvent le monde entier: devrait-on alors publier les autres, plus horribles, des corps déchirés par les bombes «conventionnelles»?

C’est ici que débute un festival de «faits alternatifs» malheureusement plausibles.

Damas et Moscou affirment ne plus utiliser d’armes chimiques depuis la dernière commotion internationale en 2013. Leurs bombes, ici, auraient touché un dépôt de munition des rebelles qui contenait des gaz.

Certains commentateurs soutiennent carrément que les «rebelles» (qu’Assad qualifie de «terroristes» depuis le début de la guerre civile en 2011, et qui recourent parfois à des kamikazes), ont eux-mêmes gazé des civils pour ternir la réputation du régime de Damas et de ses alliés.

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D’autres analystes acceptent que les avions étaient armés de bombes chimiques, mais y voient une bavure de commandants syriens ou russes sur le terrain.

Certains parlent d’un test, mené par les Russes, pour mieux comprendre les limites ou les priorités de la nouvelle administration américaine.

Les plus cyniques imaginent une conspiration entre la Maison-Blanche et le Kremlin pour redorer le blason de Trump, tant à l’étranger qu’aux États-Unis.

5 – Le 6 avril, en plein sommet avec le président chinois Xi Jinping à Mar-a-Lago, et sans attendre les conclusions d’enquêtes sur les événements d’Idlib, Trump fait tirer 59 missiles de croisière Tomahawks contre la base aérienne d’Al-Shayrat, d’où étaient partis les avions qui auraient largué les bombes chimiques.

Ce petit aéroport militaire – deux pistes, une trentaine d’avions qui n’étaient pas toutes là, quelques hangars, un dépôt de carburant: moins de cibles que de missiles! – est situé près de la ville de Homs au nord de Damas. Il n’a aucune importance stratégique et la frappe américaine ne change pas les rapports de force sur le terrain, mais le geste est hautement symbolique:

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– Washington avertit Moscou et Damas que ce n’est pas parce qu’ils ont le feu vert contre al-Qaïda et Daesch qu’ils peuvent recommencer à utiliser des armes chimiques. Washington semble d’ailleurs maintenant revenir sur sa neutralité face à Assad.

– Trump rachète la mésaventure d’Obama, qui avait qualifié les armes chimiques de «ligne rouge» en 2012, mais qui n’était pas intervenu après l’attaque de 2013, acceptant les promesses de démantèlement de l’arsenal chimique syrien. (Plusieurs observateurs ont cependant jugé, à l’époque, que c’était la bonne décision, fondée sur des engagements solennels de la Russie, meilleure que l’ouverture d’un nouveau front au Moyen-Orient.)

– Trump rassure des alliés comme Israël, la Turquie et l’Arabie saoudite que les États-Unis n’hésitent pas à agir rapidement et avec force à toute transgression majeure (réelle ou imaginaire) de ses ennemis dans la région.

– Il pulvérise les rumeurs de complicité ou de relations suspectes avec la Russie, forçant les Démocrates et les médias à changer de disque et à délaisser les ratés des premiers mois de son administration pour couvrir une initiative militaire et diplomatique réussie. (Le sommet Trump-Xi serait lui aussi un succès: ils se sont quittés sur des notes amicales et optimistes.)

– Il réaligne ses alliances au Congrès, larguant les isolationnistes de son parti au profit des interventionnistes, plus nombreux tant chez les Républicains que chez les Démocrates. (Il vient d’ailleurs aussi de se heurter aux conservateurs purs et durs de son parti sur la réforme de l’assurance-santé.)

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– Enfin, Trump réaffirme que son caractère impétueux et imprévisible peut passer pour du pragmatisme. Il démontre qu’il n’est obsédé par aucune idéologie interventionniste ou isolationniste, choisissant l’une ou l’autre option selon son analyse des circonstances… ou selon son instinct… ou selon son humeur ce jour-là.

Ce n’est pas spécialement rassurant, mais ça en fait un président «normal».

Auteur

  • François Bergeron

    Rédacteur en chef de l-express.ca. Plus de 40 ans d'expérience en journalisme et en édition de médias papier et web, en français et en anglais. Formation en sciences-politiques. Intéressé à toute l'actualité et aux grands enjeux modernes.

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