Trans Mountain : trop cher, trop tard?

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Publié 11/06/2018 par Rabéa Kabbaj

Alors que le gouvernement Trudeau vient d’annoncer qu’il entend racheter l’oléoduc Trans Mountain afin que son projet d’expansion puisse aller de l’avant, profitons-en pour revenir sur cinq des principaux enjeux soulevés par ce projet.

Pourquoi l’Alberta veut-elle ce pipeline?

L’Alberta détient 97% de la réserve canadienne en pétrole: c’est également la troisième plus importante au monde derrière l’Arabie Saoudite et le Venezuela. Ce sont ses prévisions de croissance qui constituent son argument majeur pour défendre le projet d’expansion de Trans Mountain:

D’une part, selon des données du gouvernement albertain, alors que la province exporte chaque jour vers les États-Unis 2,5 millions de barils de pétrole brut issu des sables bitumineux (chiffre de 2015), sa production moyenne en 2025 devrait atteindre 4 millions de barils par jour.

D’autre part, l’Alberta dit éprouver de plus en plus de difficultés à exporter sa production: le réseau canadien d’oléoducs serait saturé et son enclavement géographique la rend dépendante de la bonne coopération de ses voisines.

L’approbation en 2016 par Ottawa de l’expansion du réseau de Trans Mountain, qui ferait passer la capacité de celui-ci de 300 000 à 890 000 barils par jour, est donc tombée à point nommé.

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L’estimation des besoins futurs n’est pas une science exacte

Toutefois, ces projections ne font pas l’unanimité. De l’avis d’Éric Pineault, économiste, professeur en sociologie et membre de l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM, il y a dans ces prévisions de croissance de la production de pétrole, une surestimation par rapport à la réalité actuelle.

«L’industrie extractive, ou du moins les cinq plus grands extracteurs qui contrôlent à peu près 80% du flux de pétrole issu des sables bitumineux — soit Husky, Cenovus, CNRL, Imperial Oil et Suncor — ne sont pas dans une phase d’expansion de leur production.»

Selon Éric Pineault, ces compagnies investissent surtout dans la consolidation de leurs opérations, afin de réduire les coûts et de générer des profits, dans un moment où les prix du pétrole sont beaucoup plus bas que lorsque les investissements avaient été faits. «Donc on coupe les emplois, on réengage des travailleurs à moindre salaire, on investit beaucoup dans la technologie (…) ce qui permet de rendre plus rentables les opérations», indique M. Pineault.

Pétrole cher à extraire

Certes, la hausse notable des prix du pétrole des dernières semaines, combinée au sauvetage annoncé de Trans Mountain par le gouvernement fédéral, pourraient inciter les compagnies à reprendre confiance. Mais il n’en reste pas moins que le pétrole des sables bitumineux est cher à extraire, à raffiner puis à expédier par bateau, peut-être même trop cher, selon le journaliste d’enquête Paul McKay.

Dans un article paru en mars dernier dans The Energy Mix, il insiste sur le fait que ce pétrole albertain «est au mauvais endroit, loin de la côte. Et il se classe parmi les pétroles les plus polluants pour une transformation en essence, carburant d’avions ou fioul domestique.»

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Concurrence du pétrole de schiste

Un autre facteur qui, sur les marchés, nuit au pétrole des sables bitumineux, c’est la révolution instaurée par le pétrole de schiste américain, rappelle Éric Pineault. Celui-ci a complètement modifié le portrait de l’offre d’hydrocarbures depuis 2015-2016, tant en Amérique du Nord qu’au niveau mondial.

Avec ses coûts d’investissements très peu élevés, ce pétrole peut s’ajuster très vite à la demande. Il présente l’avantage d’être plus léger et plus flexible que le pétrole des sables bitumineux, qui nécessite beaucoup plus d’efforts de raffinage pour être utilisable. Pour Paul McKay, c’est cette facture plus élevée qui a pour conséquence que les raffineurs à travers la planète chargeront toujours plus pour les barils vendus par les producteurs albertains.

«La demande actuelle réagit principalement à la production du pétrole de schiste. C’est un swing producer, c’est-à-dire que ce type de production est en mesure de faire bouger le marché et de répondre en premier à une demande. Dans ce contexte, les extracteurs du sable bitumineux ne vont pas investir dans l’augmentation de leur capacité de production uniquement parce qu’on installe un nouveau pipeline», fait valoir M.Pineault.

Des alternatives à ce pipeline

Si Trans Mountain est l’enjeu de l’heure, il ne faut pas oublier que deux autres pipelines ont été autorisés et pourraient se concrétiser, malgré la résistance de certains États et gouvernements municipaux, soit Keystone XL et la ligne 3 de Enbridge.

«Si ces deux projets vont de l’avant, il y aura assez de tuyaux pour écouler non seulement la production actuelle, mais aussi un accroissement de la production», souligne Éric Pineault.

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Avec ou sans Trans Mountain, l’Alberta dispose par ailleurs d’autres alternatives pour sortir son pétrole, estime BNN Bloomberg. Le média financier américain soutenait jusqu’à récemment que l’incertitude entourant Trans Mountain pourrait pousser les producteurs de pétrole canadiens à s’engager sur la voie du transport pétrolier par train.

Selon lui, l’Alberta devrait également parier sur des initiatives technologiques, comme la construction d’unités de valorisation permettant d’alléger le pétrole juste assez pour rendre inutile l’ajout de diluant — qui occupe habituellement un tiers du volume circulant dans les pipelines — ou encore la transformation du pétrole en pastilles de combustible solide pour qu’il puisse ensuite être acheminé par wagons et navires.

L’illusion du marché asiatique

Parmi les justifications pour promouvoir l’expansion de Trans Mountain, l’argument de l’accès au marché Nord-Est asiatique revient fréquemment. Dans les colonnes du National Observer, Paul McKay regrette d’ailleurs que l’existence même de ce marché asiatique ait été prise pour acquis sans avoir été réellement vérifiée.

«Ils ont en ce moment assez de pétrole lourd pour répondre à la demande, compte tenu des changements qui se passent en particulier en Chine avec la rapidité de la transition vers le transport électrique», évalue Éric Pineault, qui estime que le client le plus probable via l’océan Pacifique serait plutôt la Californie.

Ainsi, comme le notait le Globe and Mail l’an dernier, si la Chine est un important consommateur de pétrole lourd, elle a affiché sa volonté de réduire cette dépendance énergétique et ambitionne de devenir un leader des transports alternatifs et écologiques. Au point que l’Agence internationale de l’énergie avait annoncé l’an dernier qu’elle reverrait à la baisse ses projections de croissance de la demande pétrolière pour la Chine et l’Inde.

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Par ailleurs, comme le pointe le magazine Vice Canada, rien ne garantit que les pays asiatiques achèteront l’or noir albertain, alors qu’ils disposent déjà d’une large offre en pétrole plus léger en provenance de la Malaisie, du Nigeria ou du Moyen-Orient. La complexité de son raffinage le rend là aussi moins accessible pour ces pays, qui ne disposent pas toujours des coûteuses infrastructures nécessaires.

Une rentabilité très discutable

Aux yeux d’Éric Pineault, en l’absence de ce «choc de la demande», le risque que Trans Mountain ne soit pas aussi rentable que souhaité est réel. Le coût de construction initial de 5,4 milliards $ a d’ailleurs été révisé à la hausse et atteint désormais les 7,4 milliards $.

«Les tarifs pour utiliser le pipeline vont être plus élevés, ce qui risque de refroidir les ardeurs des extracteurs. Actuellement, presque tous se vantent de ne pas vivre de pénurie de transport de leur pétrole et ne pas subir l’écart de prix entre le pétrole canadien et le pétrole américain. C’est un des arguments centraux de l’Alberta et du fédéral pour justifier le pipeline», souligne M. Pineault, qui étudie justement les extracteurs dans le cadre de ses recherches.

Au final, comme le soutient dans son analyse de l’annonce fédérale le journaliste économique de Radio-Canada, Gérald Fillion, le fait que la compagnie Kinder Morgan se soit désengagée du projet au profit du gouvernement canadien constitue un désaveu de la rentabilité du projet.

«En le cédant au gouvernement fédéral (ou à un autre acheteur privé qui pourrait se présenter d’ici au 22 juillet), l’entreprise texane montre qu’elle juge que le projet ne lui sera pas bénéfique, compte tenu du marché, de la demande, du prix du pétrole, de l’opposition citoyenne et de l’affrontement politique en cours.»

Auteur

  • Rabéa Kabbaj

    Journaliste à l'Agence Science-Presse, média indépendant, à but non lucratif, basé à Montréal. La seule agence de presse scientifique au Canada et la seule de toute la francophonie qui s'adresse aux grands médias plutôt qu'aux entreprises.

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