Tir groupé sur l’amour et la famille

Entrevue avec Régis Jauffret, récipiendaire du Prix Femina

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Publié 20/02/2006 par Marta Dolecki

Un homme, une femme… et l’impossibilité de vivre à deux. Encore moins en famille. Asile de fous, le dernier roman de l’écrivain fran-çais Régis Jauffret, s’est mé-rité le Prix Femina le 7 novembre à Paris. Déploré par certains pour son pessimisme inhérent, Asile de fous a néanmoins été applaudi par la critique en France, avant d’être ré-compensé par ce jury expressément féminin.

Le roman de Régis Jauffret fait remonter à la surface les identités ambiguës et complexes qui composent le couple et son plus proche ennemi: la cellule familiale. L’histoire, celle de la séparation de deux amants fatigués l’un de l’autre, pour-rait être on ne peut plus banale. C’est sans compter les secrets de famille, les frustrations latentes et les névroses sousjacentes que la rupture va faire éclater au grand jour.

Gisèle tourne en rond, seule, dans un appartement qu’elle voudrait bien quitter. Le père de Damien, venu réparer un robinet, lui annonce au passage que son fils désire rompre avec elle. Il en profite pour la noyer sous un flot de pa-roles à la fois absurdes, blessantes et tragi-comiques.

À ce portrait d’un père qui, en catimini, avoue qu’il coucherait bien avec sa belle-fille vient s’ajouter celui d’une mère possessive qui hait Gisèle pour lui avoir ôté l’amour de son fils unique. L’enfer, c’est les autres, dirait Jean-Paul Sartre, la famille, ses mesquineries, ses coups bas assé-nés savoureusement quand tout va mal.

Tout au long du récit, le rythme, les dialogues, les mots s’accélèrent pour retranscrire la folie intérieure des personnages. Humour noir et sens du détail, prose implacable et incisive: Régis Jauf-fret est passé maître dans l’art d’une écriture moderne et hallucinée qui porte au grand jour les facettes les moins reluisantes des êtres, leurs petites et leurs grandes bassesses.

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Lors de son passage à Toronto, L’Express s’est entretenu avec le récipiendaire du Prix Femina, auteur de 13 ro-mans venant, chacun à leur façon, révéler les travers de la condition hu-maine.

L’Express: Dans vos romans, vous choisissez souvent d’aborder le récit à travers le point de vue de personnages féminins. Pourquoi?

Régis Jauffret: Le psychisme féminin tel je le connais est au départ beaucoup plus complexe, beaucoup plus romanesque que le psychisme des hommes, et donc, d’une certaine façon, je me sens plus proche des femmes sur le plan de l’écriture. Les hommes souvent m’intéressent moins.

Les femmes ont, d’une part, une propension à dramatiser, mais, surtout, une capacité à mélanger un peu tous les univers, à faire entrer dans un instant tous les autres, ce qui n’est pas le propre de l’homme.

Ce dernier a un raisonnement beaucoup plus binaire, donc beaucoup moins intéressant. Je ne suis pas certain que mes personnages féminins soient tout à fait conformes à ce qu’ils auraient pu être s’ils avaient été réels. En même temps, je n’écris pas dans une optique naturaliste. Ce n’est donc pas un problème pour moi.

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L’Express: Le parallèle entre l’asile de fous, le couple et la famille vous est-il apparu d’emblée comme une évidence ou bien au fur et à mesure de la construction du récit?

R. J.: Je n’ai pas été le premier à comparer la famille à l’asile de fous. De tout temps, on a pensé que les névroses naissaient dans la famille. Mon livre n’est pas du tout une critique de la famille. Souvent, quand on montre les choses, on les qualifie de névrotiques, alors que les personnages, vus de l’extérieur, dans la vie courante, passeraient inaperçus.

Je pense que la névrose fait partie de l’existence. De toute façon, souvent, dans les livres, il y a des gens qui outrepassent les bornes de la raison. Ça a toujours existé depuis la tragédie grecque. On ne fait pas de littérature avec des événements et des personnages communs. Il faut un fond de réalité, mais les personnages importants de la littérature sont toujours des personnages un peu hors du commun, que ce soit par leurs gestes ou par leurs actions.

L’Express: Dans de nombreux romans, la parole est traditionnellement vecteur de communication, mais ici, au travers des monologues et dialogues mis dans la bouche des personnages, elle devient autre chose…

R. J.: Même quand il y a dialogue, il n’y a pas dialogue dans la mesure où chacun suit sa pensée. Dans les couples, c’est assez rare que l’on puisse assister à un réel dialogue d’égal à égal, parce qu’il y a toujours une volonté différente qui finit par s’affronter. Elle essaie de cohabiter en l’état.

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Soit le couple va exploser, soit il va continuer à exister, mais je ne pense pas que le dialogue en tant que tel puisse amener à transformer ces volontés qui sont toutes deux très puissantes.

L’Express: Pourquoi avoir choisi de dépeindre la vie amoureuse de façon si pessimiste et désabusée?

R. J.: Sur le plan littéraire, la vie amoureuse peut être intéressante une fois devenue quelque chose de clos, quand elle est terminée. Je ne dis pas qu’il soit impossible d’écrire un livre sur le bonheur amoureux, mais c’est une entreprise extrêmement périlleuse pour ne pas tomber dans la mièvrerie. Il y a extrêmement peu de livres qui réussissent cette performance.

En plus, sur ce livre-là, c’est un ouvrage qui, au départ, a été écrit sur une base autobiographique. C’est rare qu’en se mettant soi-même sur scène, on n’implique pas d’autres personnes En revanche, les pistes sont tellement brouillées qu’on ne peut reconnaître tous les fils, à moins de connaître l’histoire. Je trouverais scandaleux qu’il puisse en être autrement, j’ai horreur des romans à clef, des auto-fictions.

L’Express: Quel est votre position sur le style et le langage? Rédigez-vous toujours un plan de ce que va être votre futur roman, multipliez-vous les esquisses avant de parvenir au résultat final?

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R. J.: Je ne pense pas que l’on puisse beaucoup travailler le style. C’est un peu comme une empreinte sur un visage. C’est assez difficile à travailler ou, alors, on peut travailler un visage en allant chez un chirurgien esthétique, mais ça donne des résultats étranges. J’imagine que c’est la même chose en littérature. La phrase est un peu comme une musique dans le sens où l’on peut très facilement repérer les fausses notes.

L’Express: D’où vous vient ce rapport non-conformiste à la langue?

R. J.: Comme dans la technologie, il y a une avancée dans la littérature. La littérature et l’art en général sont des choses condamnées à être en mouvement et en progression constantes. Ce n’est pas du tout quelque chose qui peut reproduire le passé. Même s’il y aurait eu une volonté de le faire, ce n’est pas possible. Je pense toujours à la phrase de Dali qui disait: «N’essayez pas d’être moderne, vous le serez de toute façon.» Que l’on ait lu ou pas, les cho-ses arrivent souvent par ricochet. Je crois qu’un auteur contemporain est à l’extrémité de toute une culture qu’il y a eu auparavant, il est impossible d’y échapper. Il n’y a pas de table rase en art.

L’Express: Que représente pour vous l’obtention du Prix Femina?

R. J.: J’ai été vraiment content de l’avoir reçu. Dans la vie, on veut toujours ce qu’on n’a pas. On m’a toujours dit que j’écrivais une littérature qui n’était pas grand public et donc, tout ce qui peut contribuer à me rapprocher du grand public me ravit.

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