Politique et religion: la démarcation s’estompe

Norman Cornett, un spécialiste des religions qui n’a jamais été aussi occupé

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Publié 08/09/2015 par François Bergeron

On discute peu de religion sur la place publique, encore moins dans la campagne électorale fédérale actuelle, mais c’est redevenu une valeur importante pour bon nombre de citoyens, et nos partis politiques – certainement les Conservateurs de Stephen Harper – en prennent bonne note.

C’est ce que pense le professeur de science des religions Norman Cornett, un Américain (naturalisé Canadien) francophile basé à Montréal, mais qui est régulièrement invité dans plusieurs universités du continent, où il anime notamment des sessions «dialogiques», sa méthode d’enseignement et de discussion des grands enjeux de société, auxquelles ont participé au fil des années plusieurs politiciens et intellectuels de renom.

«Tout problème humain a une solution humaine», résume ce spécialiste de Lionel Groulx, qui aurait pu populariser le slogan «faut s’parler» si la bière Labatt ne l’avait pas fait avant lui.

«Nous vivons certainement dans une période post-chrétienne, post-religieuse», après un 19e siècle et une première moitié du 20e siècle où l’église catholique au Québec et les églises protestantes au Canada anglais contrôlaient directement des institutions comme les écoles et les hôpitaux, reconnaît le professeur en entrevue à L’Express.

«On a même annoncé la mort de Dieu» dans les années soixante. Au Québec, à la faveur de la Révolution tranquille, la pratique religieuse traditionnelle est tombée en désuétude en l’espace d’une génération.

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Nouvelle adresse

Mais depuis quelques années, selon lui à cause de l’immigration (arabe, asiatique, africaine, haïtienne), mais aussi parce que le besoin de spiritualité reste un puissant ressort psychologique (comme en témoigne le succès de mouvements évangéliques et de sectes), on assiste chez nous à une renaissance religieuse/spirituelle qui menace une séparation de l’Église et de l’État que d’aucuns considéraient comme un acquis historique inviolable.

«On croyait la religion disparue, mais n’a-t-elle pas plutôt changé d’adresse?», image le professeur Cornett, qui se dit lui-même croyant et proche de l’Église unie du Canada.

Si la religion a disparu, pourquoi a-t-on senti le besoin d’instituer une commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, puis de proposer une Charte des valeurs?, fait-il remarquer.

C’est que bon nombre de citoyens – issus de l’immigration, mais aussi plusieurs de leurs jeunes et des Canadiens français et anglais de souche – «gravitent vers des certitudes religieuses, se reconnaissent dans ces valeurs, en sont fiers et ne voient pas pourquoi ils devraient s’en cacher». Par conséquent, ils s’intéressent aussi aux valeurs religieuses de nos politiciens.

Après la Révolution tranquille, nous assistons aujourd’hui, selon lui, à un «Renouveau spirituel tranquille», qui est également un mouvement «identitaire».

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Et autant la Révolution tranquille a représenté une libération face à la domination de la religion de la génération précédente, autant ce Renouveau spirituel tranquille représenterait un ressac contre la neutralité de l’État moderne et contre la répression de l’expression religieuse ou spirituelle dans la vie démocratique et culturelle.

«De plus en plus de gens contestent l’idée que la religion/spiritualité va nous opprimer, surtout quand elle fait partie de notre identité», soutient le professeur Cornett, pour qui cette nouvelle attitude est tout à fait «post-moderne». Les Autochtones, précise-t-il, n’ont jamais accepté cette «fausse dichotomie entre le séculier et le sacré»; pour eux, «la spiritualité est liée au territoire», un peu comme Israël pour les Juifs.

Stephen Harper

Stephen Harper l’aurait compris avant ses adversaires, lui qui a notamment institué un «bureau de défense des libertés religieuses» au sein du ministère des Affaires extérieures (bureau qui sert surtout à protester contre la persécution des Chrétiens en Égypte et ailleurs).

Plusieurs commentateurs ont trouvé incongru le témoignage de l’ancien chef de cabinet du PM, Nigel Wright, qui a cité l’Évangile au procès du sénateur Mike Duffy. Mais cela témoigne de l’état d’esprit de Stephen Harper et de son entourage, selon le professeur Cornett.

Ce n’est pas non plus un hasard, selon lui, si le premier ministre a lancé sa campagne électorale à Montréal dans un centre communautaire juif, rappelant son appui inconditionnel à Israël. (Le soutien à Israël et l’accord américano-iranien sur le nucléaire sont d’ailleurs les enjeux les plus débattus par les candidats locaux dans les circonscriptions à forte population juive, comme Mont-Royal.)

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Si les musulmans seraient refroidis par la participation canadienne à la guerre contre l’État islamique en Irak et en Syrie, par les ratées de l’aide aux réfugiés, et par la controverse sur le niqab dans les cérémonies de citoyenneté, ils apprécieraient chez Harper les valeurs sociales conservatrices et, autant que les hindous et les sikhs, réclament du financement pour des centres communautaires, des écoles et d’autres infrastructures qu’ils contrôleraient et qui leur ressembleraient.

Résistance futile

Norman Cornett n’est pas de ceux qui se demandent ce qu’on peut faire contre ça (limiter l’immigration, séculariser les jeunes des immigrants à l’école publique, adopter une Charte des valeurs, etc.). D’abord, on a besoin d’immigration pour des raisons économiques. Ensuite, «toutes les sociétés sont organiques et évoluent», dit-il.

Une société séculière «n’est pas de facto meilleure ou supérieure à une société où la religion occupe une place dans l’espace public». Nos élites laïques «présupposent que la société occidentale sécularisée post-chrétienne est le sommet de la civilisation humaine»: une vue «très courte», selon lui, surtout en regard de la longue histoire de l’humanité.

Pierre Elliott Trudeau avait un conseiller spirituel (catholique), rappelle M. Cornett, et Tommy Douglas, le fondateur du NPD, était lui-même pasteur protestant (apôtre du christianisme «social», qui s’apparente à la «théologie de la libération» dont s’inspirerait le nouveau pape François). Mais les Libéraux de Justin Trudeau et les Néo-Démocrates de Thomas Mulcair n’auraient pas encore pris acte de la réémergence de la religion dans la société et sur la scène politique canadiennes… ou bien ils ne sauraient pas encore quoi faire avec ça.

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Auteur

  • François Bergeron

    Rédacteur en chef de l-express.ca. Plus de 40 ans d'expérience en journalisme et en édition de médias papier et web, en français et en anglais. Formation en sciences-politiques. Intéressé à toute l'actualité et aux grands enjeux modernes.

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