L’État de droit… quand ça fait notre affaire

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Publié 04/03/2019 par François Bergeron

L’État de droit, un concept auquel ne croyaient que les plus naïfs d’entre nous, remonte sur le podium grâce à Jody Wilson-Raybould.

L’ex-ministre de la Justice et Procureure générale a résisté aux «pressions» et à «l’interférence» du premier ministre Justin Trudeau, du ministre des Finances Bill Morneau et de leurs sbires, qui cherchaient à faire renverser sa décision et celle de sa directrice des poursuites pénales, Kathleen Roussel, d’intenter un procès criminel à SNC-Lavalin.

Tout le monde le fait

Un an ou deux avant le renversement du régime de Mouammar Khadafi en Libye (2011), la firme d’ingénierie québécoise, qui emploie 16 000 personnes au pays, 50 000 dans le monde, aurait donné des dizaines de millions de dollars aux proches du dictateur pour gagner le contrat de construction d’une prison en Libye.

Tout le monde fait ça, notamment les Européens, souvent pour des contrats encore plus importants.

Quand elles se font prendre (car des accords internationaux interdisent cette corruption, qui sévit chez nous aussi pour des travaux de voirie comme pour la construction de méga-hôpitaux), ces firmes sautent par-dessus la case «prison» pour repasser par «Go» et payer une amende.

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Processus de réparation

C’est ce que proposaient les avocats de SNC-Lavalin, qui avaient convaincu l’équipe de Justin Trudeau de recourir à une récente disposition de la loi permettant d’accepter un acte de contrition de l’entreprise, prête à payer des centaines de millions de dollars d’amende.

Jody Wilson Raybould.

Plusieurs de ses dirigeants impliqués dans ces scandales ont déjà été condamnés, fait-on encore valoir; pas besoin de détruire l’entreprise réformée d’aujourd’hui. Un dossier criminel disqualifierait SNC-Lavalin des contrats fédéraux pendant 10 ans et l’handicaperait à l’étranger.

Pour des raisons encore obscures, et apparemment peu impressionnée par les défis que représenteraient une condamnation au criminel pour SNC-Lavalin, Jody Wilson-Raybould (Vancouver) a non seulement maintenu sa décision de septembre 2018, elle a refusé pendant tout l’automne d’en discuter sérieusement avec ses collègues du Cabinet et avec le PM.

Deux ministres distincts

Elle a été rétrogradée en janvier au ministère des Anciens combattants, avant de couler l’histoire au Globe and Mail et de quitter le Conseil des ministres (mais pas le caucus du Parti libéral). Elle a été remplacée à la Justice/Procureur général par David Lametti (Montréal).

On ergote que le PM est le patron de la ministre de la Justice, mais pas de la Procureure générale, incarnation d’un système judiciaire censé être impartial et indépendant de la politique.

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Au Royaume-Uni (respect ici svp: c’est là que le parlementarisme a été inventé…), ces deux ministères ne sont pas détenus par la même personne. Le Procureur général ne siège pas au Cabinet, pour ne pas risquer d’y entendre un commentaire qui pourrait constituer de la «pression» ou de «l’interférence».

Tout est politique

Revenons sur Terre: au gouvernement, tout est politique. On ne nomme pas untel ou unetelle à la tête d’une agence fédérale ou au Sénat – voire à la Cour suprême – sans considérer ses orientations politiques.

On pense à long terme: aux relations de travail harmonieuses entre l’administration et le gouvernement, au moment où on aura besoin de ces personnes pour approuver ou faire appliquer une mesure controversée, ou pour protéger des acquis quand on retournera dans l’opposition.

Justin Trudeau

On a d’ailleurs vu, la semaine dernière, quelques-uns des sénateurs «indépendants» nommés par Justin Trudeau interroger agressivement Jody Wilson-Raybould aux audiences du comité parlementaire de la Justice, tandis que d’autres intervenaient dans les médias pour minimiser la portée de son témoignage.

Scandale toxique

À moins de neuf mois des élections générales (21 octobre), les Libéraux viennent de retomber dans un «scandale des commandites» encore québécois, donc doublement toxique au Canada anglais.

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Ils viennent de bafouer un symbole vivant du féminisme et de la réconciliation avec les Premières Nations, ce qui est de nature à indisposer une partie de leur électorat jamais loin du NPD ou des Verts.

Justin Trudeau, lui, a dû sacrifier son ami personnel et plus proche conseiller Gerald Butts, sans doute pour apaiser la grogne au sein du caucus.

Andrew Scheer doit se pincer pour se convaincre qu’il ne rêve pas. Le chef conservateur, jusqu’ici peu connu et peu inspirant, largué par Maxime Bernier qui va lui voler quelques votes, réclame la démission de Justin Trudeau. Sans y croire, encore moins l’espérer puisque Trudeau pourrait alors être remplacé par quelqu’un de plus imposant.

Comédie des erreurs

Cette crise, véritable comédie des erreurs, vient de ce que le premier ministre et ses ministres ont cherché à se déresponsabiliser de la décision, parfaitement défendable, d’accorder à SNC-Lavalin le fameux processus de réparation remplaçant le procès criminel.

Andrew Scheer.

Devant le refus de la directrice des poursuites pénales et de la Procureure générale – ou le refus de la Procureure générale de faire pression secrètement sur la directrice des poursuites pénales – le Cabinet aurait dû décider publiquement, légalement, légitimement, d’ordonner à Kathleen Roussel d’abandonner son procès et d’entamer la démarche alternative.

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Jody Wilson-Raybould aurait alors pu se rallier à la décision de ses collègues: pour l’unité du parti, protéger des emplois, éviter les coûts d’un long procès, récupérer rapidement des millions de SNC-Lavalin, etc. Ou elle aurait demandé un nouveau ministère. Ou elle aurait démissionné comme elle l’a fait. Tous s’en seraient sortis honorablement.

Coût politique élevé

Une telle décision publique d’épargner un procès à SNC-Lavalin avait – a encore – un coût politique élevé, mais pas aussi élevé que l’actuel scandale des pressions auxquelles on a soumis la Procureure générale et des machinations secrètes pour protéger nos amis de Montréal.

Une prédiction: cette affaire est trop compliquée, et la notion d’État de droit trop abstraite, pour le commun des mortels. Ça va jouer aux prochaines élections, mais ce n’est pas ça qui va autoriser les Conservateurs à mener une campagne de sourires et de vagues promesses sans discuter franchement de leur programme sur les grands enjeux.

Auteur

  • François Bergeron

    Rédacteur en chef de l-express.ca. Plus de 40 ans d'expérience en journalisme et en édition de médias papier et web, en français et en anglais. Formation en sciences-politiques. Intéressé à toute l'actualité et aux grands enjeux modernes.

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