La rare maîtrise littéraire de Vittorio Frigerio

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Publié 27/02/2006 par Paul-François Sylvestre

En 1997, Vittorio Frigerio publiait un premier roman intitulé La Dernière ligne droite (Éditions du Gref). Il récidive en 2005 avec Naufragé en terre ferme (Prise de parole). Il s’agit d’une histoire dont l’action se déroule à Toronto et dont les personnages sont brillamment campés. Il s’agit surtout d’une intrigue alimentée par une solide réflexion sur la vie, racontée avec une rare maîtrise littéraire.

Il n’y a pas de doute que Vittorio Frigerio excelle dans l’art de décrire l’agir humain. Il fait preuve de précision et de concision. Pourtant, le non-dit et le sous-entendu reçoivent la part du lion dans ce roman. Tout est nuancé, sans jamais devenir flou.

Les personnages Gene Audria (journaliste) et Ned Glass (traducteur) sont comme don Quichotte et Sancho Pança, comme Laurel et Hardy, comme Abbott et Costello. Ils se complètent à qui mieux mieux: «ils se créent réciproquement (…) ils exagèrent irrésistiblement leurs particularités respectives.» C’est Gene qui fait démarrer l’action en amenant son ami Ned à Queen’s Quay et en lui présentant Joey Mazzola, un guide-pirate qui promène les touristes sur le lac Ontario.

On apprend que Joey a sauvé la vie à un jeune homme ayant mystérieusement échoué dans les eaux du lac. Gene a raconté l’exploit dans un article, en précisant que le rescapé est maintenant amnésique et muet.

Le journaliste veut que Ned l’aide à identifier ce naufragé d’eau douce. Or Ned demeure rien de moins qu’un naufragé en terre ferme, un être blessé, un veuf peu sûr de son identité réelle profonde. Est-il vraiment «capable d’accrocher un nom au cou de quel-qu’un qui ne pouvait guère être beaucoup plus confus que lui…»? Le rescapé n’a pas de nom. Aux yeux de Ned, il est «le pilote» puisqu’il portait un bomber jacket au moment du sauvetage.

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On le croit allemand. Il est blond, il a les yeux bleus, son visage est resplendissant, mais ses traits expriment un calme inhumain, voire surhumain.

Ce soi-disant pilote circule librement dans un hôpital psychiatrique, dans le jardin entourant l’édifice et dans les rues voisines. Il est toujours accompagné d’un vieil homme collant et bavard qui adore philosopher. Notons, en passant, que la narratrice est la psychiatre de l’hôpital.

Vittorio Frigerio est un romancier qui aime les contrastes. Chaque jour, il envoie Ned dans la cour de l’hôpital pour observer le pilote, mais on finit toujours par assister à une vive discussion entre le vieux philosophe et Ned, le premier contredisant constamment ce que le second avance.

Il en résulte de brillants exposés, finement étoffés et brillamment narrés, sur des sujets aussi variés que le progrès, la démocratie, le respect et le malheur. Le roman fourmille non seulement de propos ontologiques, mais de savoureuses descriptions romantiques, psychologiques et esthétiques.

Le naufragé du titre n’est pas le pilote, mais plutôt l’observateur Ned qui veut oublier alors que le pilote cherche à se souvenir. Tout sépare les deux protagonistes, «mais ces éléments mêmes qui les éloignaient leur donnaient paradoxalement quelque chose en commun»: Ned suit le pilote comme son ombre.

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Il découvre que l’avenir l’effraie, «car pour y arriver il lui faudrait passer par une suite atroce de présents, dont un seul, un seul instant, était déjà parfois presque plus qu’il n’en pouvait supporter.» Ned sait que les rêves sont des portes sur l’avenir ou sur le passé. Aussi a-t-il pris soin de les barrica-der solidement, l’une et l’autre. «Du passé, il ne voulait surtout pas se souvenir et, de l’avenir, il n’en voulait absolument pas.»

Naufragé en terre ferme est un roman qui en éclipsera plusieurs. J’en lis environ 50 par année et je découvre évidemment une variété de styles ou de genres; le traitement des personnages et l’architecture de l’intrigue varient aussi d’un auteur à l’autre. Mais rares sont les auteurs qui se distinguent par la richesse du vocabulaire. Vittorio Frigerio figure parmi ceux-là.

Sans vouloir nous épater, il emploie naturellement des mots relativement rares. Son personnage réplique avec équanimité et effectue un périple lacustre ou une promenade postprandiale. Il est question de trirèmes impériales, de notions basilaires, de théorie abstruse et d’unité amé-bique. Quelqu’un a l’air bancroche ou parle d’une voix prépotente.

L’auteur mentionne l’aboulie du personnage, la partie squameuse de son corps et le fait qu’il liophylise. Magicien des mots, Vittorio Frigerio sait parfois les faire rimer; en voici quelques exemples: doigts noueux et genoux cagneux, une paire -d’oreilles patiente et compatissante, dans l’infini du souvenir et de l’avenir.

Je ne suis qu’un critique parmi plusieurs. N’empêche que je vois dans ce roman le bois dont se chauffent les jurys. C’est donc un titre à suivre quand viendra le moment d’annoncer les finalistes du Prix Trillium, du Prix des lecteurs Radio-Canada, du Prix Champlain et du Prix du Gouverneur général.

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Vittorio Frigerio, Naufragé en terre ferme, roman, Éditions Prise de parole, Sudbury, 2005, 376 pages 25 $.

Auteur

  • Paul-François Sylvestre

    Chroniqueur livres, histoire, arts, culture, voyages, actualité. Auteur d'une trentaine de romans et d’essais souvent en lien avec l’histoire de l’Ontario français. Son site jaipourmonlire.ca offre régulièrement des comptes rendus de livres de langue française.

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