Je pense, donc j’écris

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Publié 11/09/2017 par Michèle Villegas-Kerlinger

Pour bien démarrer l’article de ce mois-ci, voici un petit dialogue «en français»:

– Slt Jacques komencava? M jvb mer6 bcp pr tn kdo pr mn anif CT vrMen 5pa

– Pa 2 koi jve te voir pr prendr 1kfé

– Pe etre samdi soir G 1ID on pourré alé o 6né a 18h TOK ?

– g nial ! A+

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– ; – )

Si vous avez eu un peu de difficulté à déchiffrer cette conversation, ne vous inquiétez pas. Il s’agit d’un message en langage texto.

Mais attention! Ce langage n’est pas à confondre avec la sténographie qui est un système écrit, phonétique ou alphabétique, permettant d’écrire d’une manière aussi rapide que la parole.

Les sténographes travaillent aux tribunaux et ont recours à cette technique pour transcrire les échanges qui ont lieu dans la salle d’audience. La précision est de rigueur puisque les notes doivent être transcrites en français au cas où quelqu’un en ferait la demande.

Inversement, un seul message texte, texto ou SMS (Short Message Service) se limite à environ 160 caractères, y compris les espaces, ce qui incite certains utilisateurs à recourir à des sortes d’abréviations pour dire le plus avec le moins de mots possible.

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Le tout premier texto a été envoyé en 1992 et aujourd’hui les SMS font partie intégrante de notre vie quotidienne.

Le hic, c’est qu’il y a des gens sont devenus très, et parfois trop, dépendants de leur téléphone et de tout ce qu’il leur offre grâce à un ou deux clics. Dans le cas des jeunes, cette dépendance peut compromettre sérieusement leurs habiletés en écriture et en lecture.

La grammaire, le vocabulaire, l’orthographe, la formation des paragraphes, l’analyse, la synthèse, la pensée critique et j’en passe… Tout laisse à désirer. Et ce phénomène ne se limite pas seulement au français ni au seul Canada.

Fausses nouvelles, bonnes nouvelles?

La docteure Azadeh Aalai, professeure en psychologie au collège communautaire de Queensborough à New York, craint que la façon limitée dont les jeunes écrivent de nos jours ne soit qu’un symptôme d’un trouble plus grave au niveau de la pensée.

Aux États-Unis, plus d’un tiers des étudiants de première année universitaire n’ont pas les compétences de base en écriture, en lecture ou en mathématiques. À peu près le même pourcentage d’étudiants s’inscrit dans un cours de rattrapage.

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Dans les collèges communautaires, le pourcentage d’étudiants dans ces cours grimpe à 43%. Toutefois, même après trois ou quatre années d’études universitaires, un tiers des étudiants n’a fait que très peu de progrès en écriture et en pensée critique.

Qu’est-ce la pensée critique et pourquoi est-elle importante, vous demandez-vous? Il s’agit d’une notion propre à la philosophie et à la pédagogie:

Elle «désigne une attitude critique vis-à-vis de toute affirmation ou information ainsi que la capacité intellectuelle qui permet de raisonner correctement, de tirer des conclusions qui ne soient pas prématurées, mais réfléchies et étayées par des arguments. Elle apporte une autonomie intellectuelle et une aptitude à prendre des décisions qui ne soient pas entachées de biais cognitifs… La pensée critique est une activité principalement rationnelle, basée sur le questionnement et la remise en cause de préjugés et des opinions ‘toutes faites’. Elle nécessite l’exercice de la raison donc la maîtrise du langage, de l’argumentation et de la conceptualisation. La pensée critique aide à faire face aux théories simplificatrices, conspirationnistes, manichéennes, obscurantistes, etc., qui peuvent facilement séduire et piéger de nombreuses personnes.»

Chose curieuse, dans une étude faite en 2010 par l’université du Michigan, les chercheurs ont découvert que la majorité des étudiants valorisaient les messages texte plus que toutes les autres formes d’écriture.

Écrire, c’est faire preuve de logique

Déjà dans les années 1970, le professeur d’anglais Richard Mitchell du collège Glassboro dans le New Jersey a sonné l’alarme. Dans son livre Less Than Words Can Say, publié en 1979, il a déclaré qu’un «système scolaire qui n’enseigne pas aux élèves à écrire de façon claire et cohérente ne peut pas produire des adultes doués d’un esprit critique».

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L’auteur a ajouté qu’écrire, c’est faire preuve de logique, et que «ceux qui ne savent pas ordonner leurs phrases de façon méthodique ne savent pas penser. Un système scolaire qui n’enseigne pas aux élèves à bien écrire, les empêche de penser.»

Ironie du sort, son livre est bourré d’exemples de fautes, non pas des étudiants, mais d’enseignants, de professeurs et de fonctionnaires. Cela prouve que le problème ne date pas d’hier et qu’il ne serait pas la conséquence directe des nouvelles technologies bien que celles-ci aient contribué au phénomène.

Entraîner à argumenter

Le professeur Gerald Graff, de l’université de l’Illinois à Chicago, fait écho aux opinions du professeur Mitchell. Il dit que «la qualité de notre écriture est une réflexion de la qualité de notre façon de penser. Ceux qui écrivent mal ont un esprit civique peu développé et sont lents à saisir les pièges de la propagande.» Selon M. Graff, le problème trouve son origine dans une mauvaise instruction à l’école par des enseignants qui ont, trop souvent, des difficultés à écrire eux-mêmes.

D’après Claudia Borgonovo, professeure de linguistique à l’université Laval à Québec, l’école devrait moins insister sur l’orthographe (il existe des correcteurs, après tout, mais encore faut-il savoir s’en servir) et plus sur la rédaction et l’organisation de la pensée.

Elle dit que les étudiants actuels écrivent et lisent constamment, bien que les messages soient brefs et simples. L’école et l’université devraient les entraîner à argumenter, et pas seulement à narrer. Quant à la lecture, la difficulté arrive avec les textes longs et complexes, parce que, en général, les jeunes lisent moins de livres qu’auparavant.

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De plus, Mme Borgonovo fait allusion aux nombreuses distractions auxquelles les étudiants d’aujourd’hui font face. En effet, selon les experts, les nombreuses distractions que fournit le téléphone portable affectent sérieusement le cerveau et la capacité de concentration des jeunes.

Lecture active

Marc Shead, diplômé de l’université Harvard et président de Xeric Corporation, parle de l’importance de la lecture variée et active pour bien écrire. Il cite trois niveaux de lecture, du moins actif au plus actif:

– l’oubli de ce qu’on vient de lire;

– la compréhension des applications pratiques de sa lecture;

– la comparaison et le contraste de ce qu’on a lu avec son propre vécu.

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À ce dernier stade, le cerveau retient le maximum d’informations, car elles sont classées et rattachées à celles qui existent déjà dans notre mémoire.

Si nous apprenons en lisant activement, l’écriture nous permet non seulement de transmettre ces connaissances en les synthétisant, mais encore de partager nos opinions par rapport à ces connaissances.

Le fait de pouvoir se réviser à l’écrit permet un raffinement de la pensée et de l’expression que l’oral ne possède pas. Par conséquent, pour bien écrire il faut lire activement des textes d’une certaine complexité, d’une grande variété et le faire souvent.

La situation en Ontario

Le nouveau programme d’études du ministère de l’Éducation de l’Ontario vise à promouvoir la pensée critique dans tous les domaines et ce, de nombreuses façons. À la page 10 du curriculum pour le français langue seconde, deux paragraphes sont dédiés à la pensée critique et créative et ce terme revient souvent dans le document.

Pourtant il y a loin de la théorie à la pratique. Par exemple, à la page 9 il est écrit que «ce que l’élève entend, il saura le dire. S’il le dit, il sera capable de le lire. Et s’il le lit, il saura l’écrire.» Pourtant, certains professeurs constatent qu’il y a des élèves qui sautent l’étape «lecture» et finissent par écrire comme ils parlent, alors que l’oral et l’écrit obéissent à deux codes bien différents.

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Peut-être pensez-vous que les bons résultats atteints par les élèves ontariens sur le test provincial de compétences linguistiques, ou le TPCL, prouvent qu’il n’y a pas de quoi s’alarmer.

Selon Carol Jolin, qui a été président l’Association des enseignants et des enseignantes franco-ontariens, le test de l’Office de la qualité et de la responsabilité en éducation ne tient pas compte de la pensée critique ni de la créativité. C’est aussi l’avis de Brenda Quigley, doctorante à la faculté d’Éducation à l’université d’Ottawa, qui déplore la nature limitante du TPCL.

En ce qui concerne la formation des professeurs de l’Ontario, la province a créé l’Ordre des enseignants et des enseignantes de l’Ontario en 1997.  Tout professeur d’un établissement d’enseignement public de la province doit être membre de cet organisme qui s’assure que les enseignants ont les qualifications nécessaires pour enseigner.

Pourtant, le problème, d’après certains professionnels dans le domaine, se trouve au niveau même de ces qualifications et de la formation des professeurs à l’université. D’après eux, l’emphase est mise trop souvent sur la méthodologie au préjudice de la matière à enseigner. Malheureusement, la situation en Ontario est loin d’être unique.

Faut-il encore enseigner l’écriture?

Quelques soi-disant experts remettent en question l’importance d’enseigner l’écriture, avançant que les symboles remplacent de plus en plus les mots. On n’a qu’à penser aux panneaux de la circulation ou aux fameuses émoticônes si populaires de nos jours.

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Pourtant, vouloir remplacer les mots par des images, c’est ignorer le fait que l’écriture a évolué en même temps que l’homme et les grandes civilisations du monde.

Ce serait aussi mal comprendre comment fonctionne le cerveau. Bien que les deux hémisphères communiquent en permanence entre eux, il n’en reste pas moins que différentes parties du cerveau sont mobilisées lors de l’exécution de tâches spécifiques :

Le cerveau

Hémisphère gauche Hémisphère droit
Faits Imagination
Linéaire Habiletés spatiales
Détail Global
Connecte le présent au passé Connecte le présent au futur
Savoir Voyance
Constate/juge Ressent /savoure
Calcule des stratégies Explore les stratégies
Pragmatique Impulsif
Joue la sécurité Prend des risques
Voit les différences Voit les similitudes
Langage (écrit et oral) Symboles, images
Reconnaît le nom des personnes Reconnaît le visage des personnes
Connaît le nom des objets Connaît la fonction des objets
Mémoire auditive Mémoire visuelle
Mathématiques et sciences Philosophie et religion
Analytique Synthétique
Logique, raisonnement Intuition
Scientifique Créativité

De par sa définition, un pictogramme ressemble en quelque sorte à l’objet qu’il représente alors que le mot est complètement arbitraire.

Pourquoi est-ce qu’un objet avec quatre pattes sur laquelle on mange s’appelle une « table » en français et en anglais, mais una «tavola» en italien, una «mesa» en espagnol et ein «Tisch» en allemand? Pourtant, c’est le même objet qui pourrait être remplacé par des images:

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Un résultat de recherche d'images pour «table picto».
Un résultat de recherche d’images pour «table picto».

En revanche, ce qu’on gagnerait en simplicité par un tel procédé, on le perdrait en précision. De quel genre de table s’agit-il? Quelles en sont ses dimensions? De quoi est-elle faite?

On serait peut-être tenté de citer les idéogrammes et phonogrammes utilisés en chinois ou en japonais, par exemple, pour justifier le recours à un langage écrit constitué uniquement de symboles, mais ce serait mal connaître la complexité de ces langues.

Conséquences

Alors, si les jeunes d’aujourd’hui n’apprennent pas à bien écrire, quelles en seront les conséquences à long terme pour l’individu et pour notre société?

Seront-ils doués d’un esprit critique tel que demandé par le ministère de l’Éducation de l’Ontario?

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Si les jeunes sont continuellement distraits par leur téléphone, s’ils ne lisent pas activement et souvent une grande variété de textes, s’ils ne synthétisent pas des textes ni leurs idées par écrit et si quelques-uns de leurs professeurs souffrent eux-mêmes des mêmes déficiences, que faire? Recourir de plus en plus à des abréviations du genre SMS ou à des symboles?

Il est vrai qu’il y a environ 3 300 ans les premiers messages écrits, d’origine sumérienne, consistaient de pictogrammes et d’idéogrammes. On pense aussi aux gravures rupestres ou à l’art pariétal de nos ancêtres paléolithiques.

Seulement, dans un monde de plus en plus complexe où la publicité et la propagande sont omniprésentes, dans nos sociétés où l’on nous dit tout et son contraire et où il devient de plus en plus difficile de séparer le vrai du faux, un esprit critique, dont l’habileté à bien écrire est la preuve éloquente, ne devrait-il pas nous permettre d’interpréter avec perspicacité ces messages contradictoires qui nous bombardent en permanence de toutes parts?

Traduction en français du dialogue du texto:

– Salut, Jacques. Comment ça va? Moi, je vais bien. Merci beaucoup pour ton cadeau pour mon anniversaire. C’était vraiment sympa!

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– Pas de quoi. J’aimerais te voir pour prendre un café.

– Peut-être samedi soir. J’ai une idée! On pourrait aller au ciné à 18h. Tu es d’accord?

– Génial ! À plus!

– À plus!

Auteur

  • Michèle Villegas-Kerlinger

    Chroniqueuse sur la langue française et l'éducation à l-express.ca, Michèle Villegas-Kerlinger est professeure et traductrice. D'origine franco-américaine, elle est titulaire d'un BA en français avec une spécialisation en anthropologie et linguistique. Elle s'intéresse depuis longtemps à la Nouvelle-France et tient à préserver et à promouvoir la Francophonie en Amérique du Nord.

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