Robert Charlebois à Harbourfront samedi

«Ceux qui n’aiment pas le monde ne sont pas de bons artistes»

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Publié 15/03/2011 par Dominique Denis

«Bonjour Toronto! Est-ce qu’on va parler français ou créole? Mon créole est pas mal plus fort que mon anglais! » D’entrée de jeu, le ton est donné. Rejoint par L’Express dans sa maison en Guadeloupe, Robert Charlebois est en pleine forme, fidèle à lui-même comme à son petit coin de paradis, où il séjourne chaque hiver depuis des décennies. Mais dans sa tête, le prochain rendez-vous avec le public – torontois, en l’occurrence – est déjà là. «Y’aura pas juste des francophones dans la salle, j’espère qu’il y aura des saxophones aussi!», lance-t-il en boutade. «On n’est jamais assez de fous pour avoir du fun!» Bienvenue dans l’univers de l’éternel ado de la chanson québécoise…

Dominique Denis: Votre plus récent album, Tout est bien, a fait l’unanimité auprès de la critique et du public. Après plus de 40 ans de métier, est-on toujours aussi sensible à ça?

Robert Charlebois: Le but d’un artiste, ce n’est pas de faire l’unanimité, c’est de toujours progresser et de se mettre un peu en danger, et d’arriver avec des couleurs nouvelles et des choses qu’on n’a jamais dites. C’est assez difficile, après 300 chansons, de toujours trouver un nouvel angle. Là, j’arrive avec une couleur qui existait dans les albums précédents – je n’ai pas inventé les ballades, loin de là! – mais ça faisait longtemps que je n’avais pas touché à ce genre d’émotion intérieure, qui gratte le bobo, comme on dit.

Il est vrai que l’émotion est palpable tout au long de l’album…

Il faut dire que j’étais bien entouré. Le réalisateur Claude Larivée pressentait probablement le drame qui allait lui arriver (il a perdu sa fille au jour de l’an), et il était très ému par des choses noires. C’est pas qu’on voulait mettre la tristesse en avant – ce n’est pas une question de mode, la tristesse, tout le monde en a en lui. Il y a des chansons marrantes sur l’album, bien sûr, mais les quelques chansons qui sont noires le sont vraiment. Je pense que Claude est en grande partie responsable de ça.

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Tout est bien s’écoute comme un best of. On a l’impression d’entendre quelqu’un qui a vraiment quelque chose à prouver. C’était le cas?

C’est pas que j’ai quelque chose à prouver, mais j’aime les choses qui s’inscrivent dans la durée, et dont j’aurai pas honte dans quatre ou cinq ans. Je dis toujours que si c’était mon dernier album, je serais assez content de ce dernier clin d’œil – si par malheur c’était mon dernier!

Il faut bien que vieillir, ça serve à quelque chose, et puis l’expérience fait qu’à un moment donné on s’épure, on simplifie. Comme disait Duke Ellington, écrire compliqué, c’est facile! Par exemple, la journée où je suis tombé sur Ne pleure pas si tu m’aimes, le texte de Saint-Augustin: en lisant ça, la chanson était faite. Une chanson, c’est avant tout un flash. Après, il y a beaucoup de travail: il faut noiricir, trouver les bons accords, on change, on biffe, on fout à la poubelle. J’ai aussi donné du temps au temps, comme disait François Mitterrand. Et je pense que ça s’entend.

Dans les années 70, vous entriez sur scène en disant: « À soir, on fait peur au monde ». En 2011, est-ce que c’est encore possible ou même souhaitable de faire peur au monde avec des chansons?

On a eu une période dans les années 70 où on sentait que tout était possible: Jésus revient sur la Terre, make love not war. On voulait vraiment changer le monde; il y a des choses qui ont changé, puis ça a dégénéré en magasin de posters pis d’amplificateurs! Je pense que les gens ont peur en ce moment, et le rôle de l’artiste, ce n’est pas tellement de leur faire plus peur que de les apaiser et de les aimer et les divertir. Mais les divertir, c’est déjà les aimer. Ceux qui n’aiment pas le monde ne sont pas de bons artistes.

Mais qu’on soit un peintre ou un chanteur, on n’est pas toujours obligé de flatter le public dans le sens du poil. La chanson sert à beaucoup de choses, pas seulement à taper du pied; ça sert à s’interroger, ça peut apaiser, ça peut amuser. J’ai rien contre les choses légères, d’ailleurs, j’en ai fait, des conneries dans ma vie, des I’m a Frog pis des J’t’aime comme un fou… (rires)

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Julien Clerc, que vous connaissez bien, chantait: “À quoi sert une chanson si elle est désarmée?”. À un moment donné, est-ce que c’était nécessaire d’armer la chanson et de dire des choses qui dérangeaient?

Dans les années 70, je ne sais pas si c’est les artistes ou le public qui faisaient ça, mais toutes les chansons qui avaient le mot “pays”, ça faisait frissonner le monde. Même une chanson comme Vivre en ce pays, qui n’est pas une chanson nationaliste. C’est le public qui avait faim et soif de ça, il y avait une énergie. C’est pour ça qu’on avait élu le Parti Québecois. Tous les artistes poussaient sur la roue en même temps. Mais comme a dit mon ami Réjean Ducharme, au lieu de faire l’indépendance, ils se sont accrochés à leur pouvoir comme une petite fille à sa poupée. Aujourd’hui, on est dans un autre genre de truc, avec la mondialisation.

J’ai lu dans un magazine assez sérieux que le premier agresseur mondial, en avant des klaxons d’autobus, des scooters et des scies mécaniques, c’est la musique. Tout le monde met ses bagnoles sur la plage avec des super sub woofer dont t’entends rien que la basse. Et la musique est de plus en plus pauvre et agressive – je dois sonner comme un vieillard, mais je m’ennuie beaucoup des vraies mélodies et des belles biguines des années 70 qui nous restaient dans la tête et le cœur. Là, c’est tout du rap agressif, avec le même message : le ghetto, la banlieue, la femme est un objet, le bling-bling, et je veux ma Cadillac avec les vitres teintées. Et on l’entend partout, partout! Duke Ellington, c’est mon idole, mais j’ai pas envie de l’entendre à six heures du matin!

C’est dans ce sens-là que la musique est devenue une machine à agresser le monde, au lieu d’une machine à faire rêver. C’est ce que je sens en ce moment, et c’est dommage, parce que j’avais choisi un métier à faire rêver les gens, et je fais maintenant partie de la première agression mondiale, avant la scie à chaîne! (rires)

Est-ce que Robert Charlebois aurait plus de mal à s’imposer s’il avait 20 ans en 2011…

Le côté dramatique, c’est que 90 % des gens pillent et piratent la musique, et ça, c’est la mort du métier. Un jeune qui commence peut se faire connaître en faisant des choses en ligne au lieu de chanter dans une boîte à chanson. Mon fils Jérôme a compris ça: il a fait un clip de la chanson Maurice Richard, avec Pierre Létourneau, il a eu 200 000 visiteurs en moins d’un an, mais en plus, il fait de la scène.

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Mais ceux qui ne font qu’écrire des chansons ou composer de la musique vont être obligés de se trouver une autre job, d’être waiters ou professeurs, et faire de la musique en dilettantes. La chanson, c’est une maîtresse exigeante, qui demande qu’on en fasse à plein temps, et comment est-ce que les jeunes vont en vivre si tout le monde s’est mis dans la tête que la musique est gratuite? Une chanson, ça suppose un auteur, un compositeur, un interprète, un arrangeur, un réalisateur, un producteur, le gars qui livre les pizzas au studio, toute une équipe…

Coup sur coup, depuis deux ans, vos amis Jean-Pierre Ferland et Yvon Deschamps annonçaient leur départ de la scène. Ça vous fait réfléchir?

À 66 ans, je suis quand même plus jeune qu’eux. Comment je me sentirai à 70 ans, je ne le sais pas. Je ne peux pas juger Jean-Pierre, mais à mon avis, on ne devrait jamais dire “j’arrête”, parce que si on a envie de revenir, on a un peu l’air fou. Et en plus, la vie se charge de nous sortir du jeu. Je pense à Claude Léveillée, qui aimerait tellement être capable de jouer ne serait-ce qu’un accord de piano, mais ça ne lui arrivera plus jamais.

Tout le monde rêve d’être Trénet ou Aznavour, mais pour vieillir dans ce métier, il faut avoir l’énergie, la voix, mais en plus, il faut que le public soit en phase avec toi : si tu fais des belles chansons, mais y’a rien que toi qui les aimes, ça veut dire que c’est le temps de t’en aller.

Moi, c’est ce qui me fait le moins rêver au monde, la retraite. La chanson, c’est le plus beau métier du monde. La seule chose que j’aie en commun avec Ginette Reno, c’est qu’on est d’accord là-dessus!

En 1967, Brel a quitté la scène parce qu’il disait avoir l’impression de commencer à tricher. Ça vous arrive de tricher?

J’imagine qu’il voulais dire qu’on est sur le pilote automatique. Moi, dès que je deviens conscient de ma robotisation, je m’arrange pour changer de show, d’arrangements, ou d’instruments. Parce que si on ne s’amuse pas soi-même et qu’on n’a pas le feu sacré, on ne peut pas divertir les autres. À la base de tout ça, il y a l’envie, et si on perd l’envie, soyons honnêtes, je pense qu’il faut arrêter.

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Mais Brel se donnait tellement – il vômissait avant d’entrer en scène, ce qui n’a jamais été mon cas. Le trac n’est pas quelque chose qui s’atténue avec les années, au contraire. Après 40 ans, les gens s’attendent à beaucoup plus de ma part que de mon fils Jérôme, qui chante depuis deux ans et demi. C’est nous qui fixons la barre très haut, et le public a raison d’être exigeant et de nous en demander toujours plus.

En 1970, vous avez fait partie de la tournée trans-canadienne Festival Express, avec le gratin de la contre-culture de l’époque. Une aventure dont on a fait un documentaire il y a quelques années.

Je n’ai pas vu le film, mais il paraît qu’ils ont coupé toutes les images de moi, probablement parce que c’est en français, pis que le gars qui a fait le film ne me connaissait pas. En plus, ils m’ont donné 5000 $ pour aller en studio et parler de Janis Joplin et des Grateful Dead, mais ils n’en ont gardé aucune image, mais j’ai quand même gardé l’argent! (rires) Peut-être que les images (du spectacle) n’étaient pas bonnes, parce que c’était en juin, et je passais vers 7h00 du soir, et j’avais pas droit à l’éclairage : ils gardaient ça pour The Band, Delaney & Bonnie & Friends, pis Janis qui finissait le show. Ils voulaient une progression.

Mais c’était une expérience fantastique. J’avais mon violoneux Philippe Gagnon, qui vient de Kapuskasing, qui cruisait Janis Joplin – je les voyais marcher en se tenant par la taille le soir, tout le long du train. Il y avait un wagon avec des amplis en permanence, et 25 groupes parmi les plus hot de la planète, pis le soir, on faisait des jams ensemble. C’était les années psychédéliques : il y avait des gâteaux au LSD et des biscuits au hash. Je suppose que le caméraman qui m’a pas filmé avait oublié de mettre du film dans sa caméra parce qu’il était pas mal gelé! (rires)

Autre étape marquante dans votre cheminement: en 1974, vous avez fait une grande tournée française avec Léo Ferré…

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Lui, il m’a appris à n’en avoir, “ni Dieu ni maître”, mais en même temps, j’étais en admiration devant lui, parce que c’était vraiment un artiste extraordinaire, et comme poète, je pense que depuis Baudelaire, on n’a pas fait mieux, dans la chanson, du moins. La poésie hermétique, je ne comprends rien là-dedans. Pour moi, les grands poètes, ça a été Ferré, Gainsbourg, Nougaro, des cailloux taillés comme des diamants.

J’avais une certaine appréhension avant de rencontrer Ferré, parce qu’on me disait : “Tu vas voir, il est prima donna, il va arriver avec sa Rolls Royce et son singe”, mais j’ai rencontré un homme tout à fait à l’inverse de ça, capable de s’asseoir par terre dans une loge cradingue, et il faisait sa tournée avec son pianiste aveugle dans une vieille Citroën à laquelle il manquait une aile en avant!

Vous êtes vous-même une influence pour beaucoup d’artistes…

Oh oui, mais il faut pas que ça me bloque. Beaucoup de jeunes viennent me dire que je les ai influencés. Daniel Boucher m’a dit que si je n’existais pas, il n’existerait pas non plus. Peut-être qu’il exagère un peu!

Moi aussi, j’en ai eu une influence – énorme –, c’est Félix Leclerc. À un moment donné, je me suis trouvé, et on peut pas dire que ça ressemble à du Félix, mais au début, c’était tout à fait ça! Mes premières chansons, comme La Boulée, c’était ça, même que je me mettais la bouche croche pis je chantais comme lui. Il était tellement puissant, cet homme-là. D’ailleurs, tout le monde qui chante ses chansons se sent obligé de prendre une grosse voix pour chanter “C’était un p’tit bonheur…”

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Y’a ben des jeunes qui essaient de copier mon son des années 70, mais moi, en 1970, j’essayais pas d’être rétro, j’essayais d’être moderne, alors quand je les vois faire ça, je leur dis : “Essayez d’être vous-mêmes!” Il faut avoir des influences, mais il faut s’en sortir. C’est à l’artiste de se servir de toutes ces belles choses. Moi, j’ai été influencé autant par Elvis que par Maurice Chevalier et Frank Sinatra. Quand j’avais quatre ans, j’écoutais Al Jolson, alors ça a dû me marquer en quelque part.

Vous déboulez à Toronto avec un tout nouveau show, Avec Tambour ni trompette. Expliquez-nous-en le concept.

Le gros show que j’ai fait pendant trois, quatre ans, avec les deux batteries sur scène, les cuivres pis les filles aux violons, c’était fantastique, mais j’étais rendu un petit peu Vegas, j’étais sur le pilote automatique, alors ça me prenait un défi. Maintenant, j’ai trois virtuoses avec moi, qui sont capables de passer de la mandoline à des trucs aussi puissants que Rush – mon groupe canadien préféré! Moi-même, j’ai voulu aller à l’autre extrême, avec un show qui va du minimaliste au très fort, mais y’a ben des affaires au yukulele où les gens pissent dans leurs culottes.

Je ne vais pas tout te décrire le show, mais ça va chercher loin, et pour moi, c’est comme un nouveau film. Ça raconte une histoire, ce n’est pas une succession de numéros de variété. Pour le prochain, j’ai déjà des idées, mais je ne t’en parlerai pas pour ne pas alerter la concurrence! (rires) Mais ce show-là, il est tout neuf, je ne l’ai pas fait vingt fois encore, alors je suis encore loin du pilote automatique…

Robert Charlebois présente Avec tambour ni trompette dans le cadre de la Semaine de la francophonie, à la Salle Brigantine du Centre Harrbourfront (235, Queen’s Quay Ouest). Billets: 416-973-4000 ou
www.harbourfrontcentre.ca

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